PREMIERE LECTURE – Daniel 12, 1-3 Moi, Daniel, 13 je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui. 14 Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ; tous les peuples, toutes les nations et toutes les langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite. COMMENTAIRE L’expression « fils d’homme » nous est familière parce que Jésus l’a beaucoup employée ; mais nous ne savons pas toujours qu’il l’empruntait au livre de Daniel ; et il est intéressant de voir comment Jésus l’a modifiée et complétée. Commençons par la vision de Daniel : le « Vieillard » représente Dieu ; un Fils d’homme est conduit jusqu’à lui, sur les nuées du ciel. Il s’agit bien d’un homme : l’expression « fils de » est typique de l’hébreu, c’est une manière un peu emphatique de parler ; fils d’homme veut dire homme, tout simplement. Cet homme, donc, vient sur les nuées du ciel (les nuées sont une image classique des apparitions de Dieu) et il accède jusqu’au trône de Dieu… Il faut en déduire que ce « Fils d’homme » qui fait bien partie du monde de l’homme est introduit dans le monde de Dieu. Et il reçoit domination, gloire et royauté sur tous peuples, nations et langues. Et cela pour toujours : « Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite. » Le texte poursuit : « Mon esprit à moi, Daniel, fut angoissé… les visions de mon esprit me tourmentaient. Je m’approchai d’un de ceux qui se tenaient là, et je demandai ce qu’il y avait de certain au sujet de tout cela. Il me le dit et me fit connaître l’interprétation des choses : … les Saints du Très-Haut recevront la royauté et ils posséderont la royauté pour toujours et à tout jamais… » et le même interprète céleste redit quelques versets plus loin : « La royauté, la souveraineté et la grandeur de tous les royaumes qu’il y a sous tous les cieux ont été données au peuple des Saints du Très-Haut : sa royauté est une royauté éternelle ; toutes les souverainetés le serviront et lui obéiront. » Cela veut dire que le fils d’homme est en réalité le peuple des Saints du Très-Haut, ou bien qu’il est bien un personnage individuel et qu’il prend la tête des saints du Très-Haut et qu’il partage avec eux la royauté. Peuple des Saints du très-Haut, en langage biblique, cela veut dire Israël ou au moins en temps de persécution, le petit noyau, le Reste fidèle. N’oublions pas que Daniel a eu cette vision à un moment de l’histoire d’Israël particulièrement douloureux : pendant l’occupation grecque, sous le règne d’Antiochus Epiphane. Cette vision arrive donc comme un message de réconfort : en clair, mes frères, pour l’instant, vous êtes écrasés, mais votre libération approche et elle sera définitive. C’est donc un renversement complet de la situation qui est annoncé au bénéfice du « peuple des Saints du Très-Haut », actuellement persécuté. Dans le cadre du Nouveau Testament, maintenant, on peut remarquer trois choses : premièrement, Jésus introduit une légère modification grammaticale : « Fils d’homme » chez Daniel est devenu « Fils de l’homme » : cette modification a sûrement un sens ; deuxièmement, dans les évangiles, Jésus est bien le seul à employer l’expression « Fils de l’homme » et, très visiblement, c’est pour se désigner lui-même ; troisièmement, Jésus modifie aussi en profondeur la représentation du Fils d’homme : chez Daniel, c’était une image de victoire, de royauté ; Jésus reprendra bien à son compte cette promesse de victoire, mais il y ajoute tout un aspect de souffrance préalable qui n’était pas du tout envisagé dans le livre de Daniel ; toutes les annonces de la Passion sont très proches de la figure du serviteur souffrant d’Isaïe. Premièrement, il y une modification grammaticale : « Fils de l’homme » au lieu de Fils d’homme ; fils d’homme voulait dire « un homme », mais quand on dit « l’homme », on pense « l’Humanité » et du coup « Fils de l’Homme » veut dire l’Humanité ; en s’appliquant ce titre à lui-même, Jésus se révèle comme le porteur du destin de l’humanité tout entière. Dans le même sens, Paul dira de lui qu’il est le nouvel Adam ; comme Jean citera cette extraordinaire phrase de Pilate au cours de la Passion : « voici l’Homme » (ecce homo). Et Jean en citant cette parole de Pilate semble nous dire : « Pilate ne croyait pas si bien dire ! » Deuxièmement, on trouve l’expression « Fils de l’homme » plus de quatre-vingt fois dans les évangiles, mais curieusement, toujours dans la bouche de Jésus : il est le seul à l’employer, personne d’autre ne lui attribue ce titre, on peut se demander pourquoi ; car le livre de Daniel était bien connu. Mais justement, s’il était bien connu, on ne pouvait sûrement pas reconnaître ce titre à Jésus : d’abord, parce que ce Fils de l’homme qui vient sur les nuées du ciel (on l’avait compris depuis le livre de Daniel), désignait le Messie. Donc quand Jésus utilisait cette expression en parlant de lui-même, il prétendait du même coup être le Messie ! Or il ne pouvait pas l’être : il ne venait pas du ciel… il venait comme tout le monde d’une famille bien humaine, d’un petit village de rien du tout, Nazareth… S’il y avait une chose sûre à son sujet, c’est justement d’où il venait ! Il n’avait strictement rien à voir avec les nuées du ciel ! Quant à représenter à lui tout seul le peuple des Saints du Très-Haut, il n’en était pas question non plus ! Ses contemporains n’étaient certainement pas tentés d’identifier Jésus de Nazareth, le charpentier, avec « le peuple des Saints du Très-Haut », ni avec son chef ! Troisièmement, enfin, Jésus a apporté une modification de fond à la représentation classique du Fils de l’homme. Il reprend bien les termes du livre de Daniel « On verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et de la gloire. » (Mc 13, 26), mais il y ajoute tout un aspect de souffrance : (toujours chez Marc) « Il enseignait ses disciples et leur disait ‘Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes ; ils le tueront … » (Mc 9, 31). Après sa résurrection, tout est devenu lumineux pour ses disciples : d’une part, il mérite bien ce titre de Fils de l’homme sur les nuées du ciel, lui qui est à la fois homme et Dieu ; d’autre part, Jésus est le premier-né de l’humanité nouvelle, la Tête, et il fait de nous un seul Corps : à la fin de l’histoire, nous serons tellement unis que nous serons avec lui comme « un seul homme » !… Avec lui, greffés sur lui, nous serons « le peuple des Saints du Très-Haut ». Alors nous découvrons la merveille à laquelle nous osons à peine croire : le « dessein bienveillant » de Dieu est de faire de nous un peuple de rois …! C’était cela son projet, dès le début, lorsqu’il créait l’humanité. Le livre de la Genèse le disait déjà : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu Il le créa ; mâle et femelle Il les créa. Dieu les bénit et leur dit : ‘Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la . » (Gn 1, 27-28). PSAUME 92 (93) 1 – Le Seigneur est roi ; il s’est vêtu de magnificence, le Seigneur a revêtu sa force. 2 – Et la terre tient bon, inébranlable, dès l’origine, ton trône tient bon, depuis toujours tu es. 5 – Tes volontés sont vraiment immuables : la sainteté emplit ta maison, Seigneur, pour la suite des temps. Les versets non lus ce dimanche : 3 – Les flots s’élèvent, Seigneur, les flots élèvent leur voix, les flots élèvent leur fracas. 4 – Plus que la voix des eaux profondes, des vagues superbes de la mer, superbe est le Seigneur dans les hauteurs COMMENTAIRE L’histoire universelle fourmille d’exemples de chefs de guerre qui se sont fait acclamer comme rois après une victoire ! Et on reconnaît qu’un chef a bien mérité de se faire acclamer comme roi quand il a pris la tête de son peuple pour le libérer et le protéger, quand il parvient à faire régner le droit et la justice parmi ses sujets et à leur assurer la sécurité à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Si la liturgie chrétienne célèbre la Fête du Christ-Roi, c’est parce qu’elle le considère comme le grand vainqueur : par sa résurrection, il a vaincu la mort, par le pardon accordé à ses bourreaux, il a vaincu la haine ; en même temps, nous, Chrétiens, sommes bien conscients du caractère paradoxal, presque provocant d’une telle fête : nous osons dire que le Christ est déjà roi, mais nous rencontrons tous les jours l’apparence du contraire ! La mort engloutit tous les jours des millions d’hommes et la haine sévit sur des quantités de champs de bataille, petits ou grands. Mais, justement, en célébrant la fête du Christ-Roi, nous affirmons opiniâtrement notre foi et nous réchauffons notre espérance pour y puiser la force de hâter la réalisation de ce règne. Le psaume 92 se situe exactement dans cette optique : de la même manière que la liturgie chrétienne célèbre la Fête du Christ-Roi, la liturgie juive célèbre Dieu-Roi ; la même foi, la même espérance animent les Juifs et la même impatience de voir poindre le « Jour » de Dieu. Ils ne peuvent pas s’appuyer sur l’expérience de la Résurrection du Christ pour proclamer la victoire de Dieu sur les forces du Mal, mais leur foi est tout aussi convaincue. Leur point d’appui, c’est d’abord l’expérience de l’Exode : Dieu s’est révélé à eux comme le Dieu libérateur, Dieu leur a proposé son Alliance. Voilà ses titres de gloire. Pour cette acclamation de la royauté de Dieu, le compositeur du psaume a pris comme modèle ce qui se passait le jour du sacre d’un nouveau roi. La scène se déroule dans la salle du trône : le roi est revêtu du manteau royal, il siège désormais sur le trône : il a signé la charte d’intronisation, il est entré en possession du palais royal. Alors s’élève une clameur immense, jaillie de la poitrine de milliers d’assistants… quelque chose comme « Vive le Roi ! ». En hébreu, on appelle cette acclamation la « térouah » ; c’est une acclamation guerrière à l’origine, l’acclamation de la victoire sur l’ennemi. Ici le roi que l’on acclame c’est Dieu lui-même. Plus que tout autre, il mérite la terouah, l’acclamation, les ovations : Lui qui est victorieux de toutes les forces du mal, du chaos, de la séparation. C’est pourquoi le psaume commence par l’acclamation : « Le Seigneur est roi » ; lui aussi est revêtu de vêtements royaux : « il s’est vêtu de magnificence, le Seigneur a revêtu sa force ». En fait, ce sont les vêtements du Créateur : « magnificence et force ». En hébreu, l’expression est très imagée : « il a revêtu sa force », cela évoque littéralement le geste de nouer un vêtement sur ses reins comme le potier noue son tablier pour travailler l’argile. Son trône, c’est le cosmos tout entier ! Un trône qui tient bon ! « Et la terre tient bon, inébranlable, dès l’origine, ton trône tient bon, depuis toujours tu es. » Il y a dans ce verset apparemment anodin au moins deux petites pointes : l’une contre les idoles dont les statues sont à la merci de n’importe qui ; l’autre contre les rois de la terre : en Israël, de tout temps, l’histoire de la royauté a été troublée, dramatique… Le trône de Dieu, au contraire, est « inébranlable ». Et il est établi dans la durée ! Combien de rois d’Israël n’ont régné que très peu d’années, voire de jours !… Et c’est la Création tout entière qui clame qu’il est roi, parce qu’il en est le maître incontesté : même les forces de la mer lui sont soumises ; Israël, qui a une fenêtre sur la Méditerranée, sait bien que la mer peut se montrer indomptable ; … indomptable pour l’homme, peut-être, mais pas pour Dieu ! Notre psaume le dit magnifiquement : les flots ont beau se soulever dans un mugissement terrible, ils sont sous la domination de Dieu ; là il faut lire les deux versets centraux de ce psaume qui ne font pas partie de la lecture de ce dimanche : « Les flots s’élèvent, Seigneur, les flots élèvent leur voix, les flots élèvent leur fracas… Plus que la voix des eaux profondes, des vagues superbes de la mer, superbe est le Seigneur dans les hauteurs. » Ces flots maîtrisés, ce sont également ceux de la Mer Rouge à qui Dieu a imposé de laisser le passage à son peuple. Et depuis ce jour, le Dieu fidèle a toujours accompagné son peuple : c’est le sens de la phrase « Tes volontés sont vraiment immuables » ; le mot traduit ici par « immuables » est de la même racine que le mot « AMEN » ; il évoque fidélité, stabilité, vérité, immuabilité, fermeté… Cette fidélité de Dieu toujours présent au milieu de son peuple est concrétisée par le Temple magnifique de Jérusalem : signe de la présence de Dieu, il est un reflet de sa sainteté : « la sainteté emplit ta maison » ; on peut probablement relever ici une nouvelle petite pointe d’ironie : les rois d’Israël ont été rarement des saints ! On peut entendre en sourdine « la sainteté emplit ta maison » ( sous-entendu » et elle seule ») ! Mais surtout, après l’Exil à Babylone, cette phrase reflète la joie d’avoir reconstruit le Temple dignement : la ville de Jérusalem abrite de nouveau la sainte maison de Dieu. Quand ce psaume est chanté au Temple de Jérusalem, après l’Exil, donc, à une époque où il n’y a plus de roi en Israël, il célèbre la royauté de Dieu, mais aussi, il célèbre d’avance le futur roi-Messie qu’on attend et qui sera, lui, la fidèle image de Dieu. Et on sait déjà, on célèbre déjà qu’à travers ce Messie, c’est le peuple élu et, en définitive, l’humanité tout entière qui partagera la Royauté. Au cours de la Fête des Tentes (à l’automne) où ce psaume était repris chaque année, on célébrait par avance l’accomplissement de toute l’histoire, l’Alliance définitive, les Noces de Dieu et de l’Humanité. DEUXIEME LECTURE – Apocalypse 1, 5 – 8 Que la grâce et la paix vous soient données, 5 de la part de Jésus-Christ, le témoin fidèle, le premier-né d’entre les morts, le souverain des rois de la terre. A lui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, 6 qui a fait de nous le royaume et les prêtres de Dieu son Père, à lui gloire et puissance pour les siècles des siècles. Amen. 7 Voici qu’il vient parmi les nuées, et tous les hommes le verront, même ceux qui l’ont transpercé ; et en le voyant, toutes les tribus de la terre se lamenteront. Oui, vraiment ! Amen ! 8 Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, je suis celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant. COMMENTAIRE Que la grâce et la paix vous soient données… » voilà le grand souhait de Jean pour les Eglises d’Asie Mineure auxquelles il s’adresse ; c’est tout simplement celui de voir se réaliser enfin le projet de Dieu, ce que la lettre aux Ephésiens appelle son dessein bienveillant : « Paix sur la terre aux hommes parce que Dieu les aime » chantaient les voix célestes de la nuit de Noël. Suit l’affirmation que le dessein de Dieu pour l’humanité est accompli en Jésus-Christ : « Que la grâce et la paix vous soient données, de la part de Jésus-Christ… » La difficulté de ce texte vient de l’extrême densité de ses phrases : elles évoquent tout le mystère du Christ : « Jésus-Christ, le témoin fidèle, le premier-né d’entre les morts, le souverain des rois de la terre. » Chaque mot, chaque expression en dit un aspect : »Jésus », c’est le nom d’un simple homme de Nazareth, mais il veut déjà dire « Dieu sauve » ; « Christ », c’est-à-dire Messie, rempli de l’Esprit de Dieu ; « le témoin fidèle » fait écho à la déclaration de Jésus à Pilate (que nous entendons ce dimanche) : « Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité » ; »le premier-né d’entre les morts » : toute la foi des premiers Chrétiens est là ; cet homme, mortel comme les autres, Dieu l’a ressuscité et désormais il entraîne derrière lui tous ses frères, lui qui est le premier-né d’une longue lignée ; »le souverain des rois de la terre », nouvelle affirmation qu’il est le Messie (et qu’il a mis tous ses ennemis sous ses pieds comme dit le psaume 109). Au passage, on l’a remarqué, l’énumération comporte trois qualificatifs, « témoin fidèle, premier-né d’entre les morts, souverain des rois de la terre » : dans l’Apocalypse, les nombres sont toujours symboliques ; les expressions ternaires étant réservées à Dieu, les utiliser pour Jésus, c’est dire qu’il est l’égal de Dieu, qu’il est Dieu. La deuxième phrase reprend et amplifie la première « A lui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, qui a fait de nous le royaume et les prêtres de Dieu son Père, à lui gloire et puissance pour les siècles des siècles. Amen. » Là encore nous retrouvons les énoncés traditionnels de la foi : l’amour du Christ pour l’humanité, sa vie donnée (son sang versé) pour nous libérer du mal ; « Il a fait de nous le royaume et les prêtres de Dieu son Père » : enfin en Jésus-Christ s’est réalisée la lointaine promesse du livre de l’Exode : « Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte » (Ex 19, 6). Ces deux paragraphes sont en forme de souhait : au début « Que la grâce et la paix vous soient données… » et à la fin « à lui gloire et puissance » : pour nous la grâce et la paix, pour lui la gloire et la puissance. On peut évidemment se demander pourquoi ces propositions sont au subjonctif ? Pour la deuxième, c’est évident : Saint Jean nous invite à rendre gloire à Dieu, mais encore faut-il que nous le fassions. Mais pour la première, c’est plus surprenant : « Que la grâce et la paix vous soient données… » Dieu pourrait-il ne pas nous donner grâce et paix ? Nous rencontrons souvent de tels subjonctifs dans la liturgie : par exemple « Que Dieu vous bénisse » ; ils veulent toujours dire la même chose : comme dans tout subjonctif, il y a un souhait, quelque chose comme « pourvu que » ; mais ici le souhait ne concerne pas l’oeuvre de Dieu, car elle, elle est certaine. Dieu nous donne sans cesse sa grâce, sa paix, sa bénédiction ; le souhait nous concerne, nous : pourvu que nous soyons perméables à ce rayonnement permanent de la grâce… « Que la grâce et la paix vous soient données… », cela veut dire que grâce et paix nous sont offertes, il ne nous reste qu’à accepter le cadeau qui nous est fait ! « Voici qu’il vient parmi les nuées » : on reconnaît ici le Fils d’homme dont parlait Daniel dans notre première lecture de ce dimanche ; ce Fils d’homme s’avance vers le trône de Dieu pour y recevoir la royauté universelle. Voilà la première facette de la royauté du Christ, la facette-triomphe, si l’on peut dire. Et voici la deuxième, la facette-souffrance : »Tous les hommes le verront, même ceux qui l’ont transpercé ; et en le voyant, toutes les tribus de la terre se lamenteront. » C’est une allusion à la croix du Christ et au coup de lance du soldat. Saint Jean, dans l’évangile d’abord, dans l’Apocalypse ensuite, fait référence à une parole du prophète Zacharie, la voici : « Ce jour-là, je répandrai sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de bonne volonté et de supplication. Alors ils regarderont vers moi, celui qu’ils ont transpercé. Ils célébreront le deuil pour lui, comme pour le fils unique. Ils le pleureront amèrement comme on pleure un premier-né… Ce jour-là, une source jaillira pour la maison de David et les habitants de Jérusalem, en remède au péché et à la souillure. » (Za 12, 10 ; 13, 1). En parlant d’un « esprit de bonne volonté et de supplication », Zacharie pense à une transformation du coeur de l’homme : en levant les yeux vers celui qu’ils ont transpercé, les hommes verront un innocent exécuté injustement, sous un fallacieux prétexte, uniquement parce qu’il dérangeait les autorités religieuses du moment !… Et en le voyant, tout d’un coup, leurs yeux et leurs coeurs s’ouvriront. Ezéchiel aussi prévoyait cette transformation du coeur de l’homme quand il annonçait le remplacement des coeurs de pierre par des coeurs de chair. Le coeur de pierre, c’est celui qui s’entête à rester dur ; le coeur de chair, c’est le coeur compatissant, celui qui « se lamente » (comme dit notre texte) devant les ravages de la haine qui pousse à torturer et tuer un innocent, en croyant le faire au nom de Dieu. La royauté du Christ sera définitive quand enfin le coeur de tous les hommes sera transformé : Jésus avait annoncé le don de sa vie « pour la multitude ». L’Apocalypse insiste très fort, semble-t-il, sur cet aspect : « Voici qu’il vient parmi les nuées, et tous les hommes le verront, même ceux qui l’ont transpercé ; et en le voyant, toutes les tribus de la terre se lamenteront. Oui, vraiment ! Amen ! » Seule cette ouverture de notre coeur nous fera entrer dans la grâce et la paix prévues pour nous par Dieu de toute éternité. « Venez les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. » (Mt 25, 44). Compléments – « Tous les hommes le verront » (v. 7) : on retrouve ici la symbolique du regard si présente dans toute la Bible. – L’expression « Celui qui est, qui était et qui vient » (v. 8) est l’une des traductions du NOM de Dieu (YHWH, Ex 3, 14) dans les commentaires juifs (Targum de Jérusalem) EVANGILE – Jean 18, 33b – 37 Lorsque Jésus comparut devant Pilate, celui-ci l’interrogea : 33 « Es-tu le roi des Juifs ? » 34 Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien parce que d’autres te l’ont dit ? » 35 Pilate répondit : « Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et les chefs des prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? » 36 Jésus déclara : « Ma royauté ne vient pas de ce monde ; si ma royauté venait de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Non, ma royauté ne vient pas d’ici. » 37 Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix. » COMMENTAIRE Voilà un texte bien surprenant pour la Fête du Christ-ROI ! Dans les évangiles on trouve très peu d’affirmations de la royauté du Christ ! Il faut aller chercher dans le récit de la Passion de Jésus la claire affirmation par lui-même de sa royauté. On peut se demander pourquoi Jésus n’a pas dit plus tôt qu’il était roi. Cela aurait peut-être tout changé. Qui sait ? Chaque fois qu’on a voulu le faire roi, il s’est dérobé. Chaque fois qu’on a voulu lui faire de la publicité, après des miracles particulièrement impressionnants, il donnait des consignes très strictes de silence. Même chose après la Transfiguration. Et maintenant, alors qu’il est enchaîné, pauvre, condamné, il se reconnaît roi ! C’est-à-dire au moment précis où il n’en a vraiment pas les apparences… au moins à vues humaines. Cela veut peut-être dire… Cela veut sûrement dire qu’il faut que nous révisions nos conceptions de la royauté : rappelons-nous ce qu’il disait à ses disciples : « Ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il n’en sera pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur. Et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous. Car le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. » (Mc 10, 42 – 45). Ce que veut nous dire Jean, quand il nous rapporte l’interrogatoire de Jésus par Pilate, c’est que Jésus est le roi de l’humanité au moment même où il donne sa vie pour elle. Ce roi-là n’a pas d’autre ambition que le service. En fait d’interrogatoire, d’ailleurs, ce face à face entre le représentant de l’immense Empire Romain et un condamné à mort comme il y en avait des centaines devient un « dialogue » ; car c’est vraiment le monde à l’envers : tout au long de la Passion, Jean souligne comme à plaisir le renversement de la situation ; ici, c’est le pouvoir romain qui va reconnaître que le véritable roi c’est Jésus-Christ : quand Pilate dit à Jésus « Alors, tu es roi ? », Jésus répond « C’est toi qui dis que je suis roi » (« su legeis ») dans le sens « tu as tout compris, tu le dis toi-même ». Mais ce royaume n’a rien à voir avec nos royaumes de la terre, défendus par des gardes : « si ma royauté venait de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs ». Son royaume, c’est celui de la vérité : pas d’autre défense que la vérité. « Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix. » Dans la deuxième lecture de ce dimanche, tirée de l’Apocalypse, nous avons entendu Jean dire que Jésus est le « témoin fidèle ». Il est le « Fils unique plein de grâce et de vérité » que nous annonçait déjà le prologue de son évangile. Pilate qui vit dans le monde gréco-romain ne peut que poser la question « Qu’est-ce que la vérité ? » Les Juifs, eux, savent depuis le début de leur Alliance avec Dieu, que la vérité c’est Dieu lui-même. Le mot « vérité » au sens biblique veut dire « fidélité solide » de Dieu ; en hébreu, il est de la même racine que le mot « AMEN » qui signifie ferme, stable, fidèle, vrai (nous l’avons vu dans le psaume 92 – 93 de cette fête). Précisément parce que la Vérité est une Personne, Dieu lui-même, personne ne peut prétendre détenir la vérité ! On appartient à la vérité, elle ne nous appartient pas ; que de querelles inutiles, et même de guerres meurtrières nous aurions pu et pourrions encore éviter si nous n’avions jamais perdu de vue que nous ne possédons pas la vérité !… La seule chose importante est d’écouter et de se laisser instruire par elle. « Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix » affirme Jésus à Pilate, tout comme il avait dit plus tôt aux Juifs : « Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu ; et c’est parce que vous n’êtes pas de Dieu que vous ne m’écoutez pas. » (Jn 8, 47). Seul Dieu peut nous dire « Ecoute ». Chaque jour Jésus et ses disciples répétaient la profession de foi juive enseignée par la Torah : « Shema Israël » (« écoute Israël ! »…) ; ce mot dans la bouche de Jésus, c’est donc une autre manière de se révéler comme Dieu. (Au Baptême et à la Transfiguration, la voix du ciel disant à propos de Jésus « Ecoutez-le » dit aussi qu’il est Dieu). Pilate n’aura pas senti toutes ces résonances, mais quand Jean rapporte tout cela aux premiers Chrétiens, ceux-ci savent lire entre les lignes. Pilate est resté avec sa question et, visiblement, il a manqué sa chance de découvrir Dieu : il raisonne sur la vérité au lieu de s’abandonner à elle et de croire tout simplement. Tout l’évangile de Jean décrit le dilemme qui se pose à tout homme « croire ou ne pas croire ». Marthe de Béthanie a fait le bon choix, celui de l’humilité et de la confiance : « Je crois que tu es le Messie, le Fils de Dieu, Celui qui devait venir en ce monde ». Pourquoi Marthe, la femme obscure de Palestine, a-t-elle accès à cette vérité, elle ? Et pourquoi pas Pilate ? Pourtant il n’en est pas loin : puisque Jésus lui fait remarquer qu’il y est presque : « tu reconnais toi-même que je suis roi » (v.37). Que lui manque-t-il donc à Pilate ? Peut-être d’accepter de ne pas chercher à détenir la vérité, mais d’être pris par elle, de lui appartenir. Apparemment, c’est la seule chose qui nous est demandée pour participer à la royauté du Christ : « Heureux les pauvres de coeur, le royaume des cieux est à eux ! » |
34e dimanche ordinaire B/Christ Roi

Marie-Noëlle Thabut