Commentaire de Marie-Noëlle Thabut
Livre d’Isaïe 9, 1 – 6
Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière, sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre, un lumière a resplendi. Tu as prodigué l’allégresse, tu as fait grandir la joie : ils se réjouissent devant toi comme on se réjouit en faisant la moisson, comme on exulte en partageant les dépouilles des vaincus. Car le joug qui pesait sur eux, le bâton qui meurtrissait leurs épaules, le fouet du chef de corvée, tu les as brisés comme au jour de la victoire sur Madiane. Toutes les chaussures des soldats qui piétinaient bruyamment le sol, tous leurs manteaux couverts de sang, les voila brûlés : le feu les a dévorés.
Oui ! un enfant nous est né, un fils nous a été donné; l’insigne du pouvoir est sur son épaule; on proclame son nom: « Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix ». Ainsi le pouvoir s’étendra, la paix sera sans fin pour David et pour son royaume. Il sera solidement établi sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours. Voilà ce que fait l’amour invincible du Seigneur de l’univers.
COMMENTAIRE
« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre une lumière a resplendi. » C’est une phrase qu’on disait le jour du sacre d’un nouveau roi : son avènement était comparé à un lever de soleil pour son peuple. Isaïe parle ici du tout petit dauphin Ezéchias, qui a 7 ans ; il est ce fameux Emmanuel promis 8 ans plus tôt par le prophète Isaïe au roi Achaz. Vous vous souvenez de cette promesse : « Voici que la jeune femme est enceinte, elle enfantera un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel » (Is 7).
Nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer, mais je vous rappelle les circonstances : le jeune roi Achaz, tout juste 20 ans, vient de traverser une crise politique épouvantable : son tout petit royaume était littéralement pris en tenaille ; d’un côté, l’énorme empire assyrien (capitale Ninive) qui a déjà envahi et colonisé les royaumes environnants (de Damas et de Samarie) et qui sera bientôt à la porte de Jérusalem ; de l’autre ses deux petits voisins justement (les rois de Damas et de Samarie) qui voulaient recouvrer leur indépendance et ont cherché à entraîner Achaz dans une révolte sans espoir contre ce géant assyrien. Il ne savait absolument pas à quel saint se vouer et a perdu un peu la tête, il faut bien le dire, au point de sacrifier son fils, l’héritier de la couronne.
C’est à ce moment-là qu’Isaïe avait promis la naissance d’Ezéchias : parce que les fautes d’Achaz, aussi horribles soient-elles, même le meurtre de son fils, ne pourront jamais lasser la fidélité de Dieu à son Alliance avec la dynastie de David. Et, comme promis, le petit Ezéchias, le nouvel espoir de Jérusalem est né.
Mais pour l’heure, la situation n’est encore pas brillante. L’empire assyrien est toujours aussi menaçant : pour l’instant, le roi Achaz s’en est tiré en proposant de se soumettre librement à l’empereur Assyrien comme un vassal : cela veut dire qu’il a perdu son indépendance. Ce genre d’alliances n’est jamais du goût des prophètes car le peuple élu doit rester libre de toute alliance étrangère s’il veut rester scrupuleusement fidèle à la seule alliance qui compte pour lui, et qui est l’alliance avec son Dieu.
D’autre part, si le roi s’est résigné à cette politique servile à l’égard du maître du moment, cette perte d’indépendance est très mal vécue par un peuple qui tient farouchement à son indépendance.
Il s’agit donc pour le prophète d’encourager le roi et le peuple à reprendre confiance : les temps sont durs, c’est vrai, mais auriez-vous oublié que « rien n’est trop prodigieux pour le Seigneur » comme les trois visiteurs l’avaient dit à Abraham au chêne de Mambré.
Ce qui est sûr, aux yeux d’Isaïe, c’est que Dieu ne laissera pas indéfiniment son peuple en esclavage, parce qu’il n’abandonnera jamais la dynastie de David. Pourquoi cette assurance qui défie toutes les évidences de la réalité ? Simplement parce que Dieu ne peut pas se renier lui-même, comme dira plus tard Saint Paul : Dieu veut libérer son peuple contre toutes les servitudes de toute sorte. Cela, c’est la certitude de la foi.
Isaïe annonce donc un renversement radical de la situation ; et ce, non seulement, pour le petit royaume minuscule de Jérusalem, mais aussi pour le royaume du Nord, celui dont la capitale est Samarie. (Vous vous souvenez que David puis Salomon ont été rois de tout le peuple d’Israël ; mais, dès la mort de Salomon, en 933 av.J.C., l’unité a été rompue, (on parle du schisme d’Israël); et il y a eu deux royaumes bien distincts et même parfois en guerre l’un contre l’autre : au Nord, il s’appelle Israël, sa capitale est Samarie ; au Sud, il s’appelle Juda, et sa capitale est Jérusalem).
Or les choses vont encore plus mal au Nord : certaines provinces (Zabulon, Nephtali, la plaine côtière, ce qu’Isaïe appelle la route de la mer, et la Transjordanie, ce qu’Isaïe appelle le pays au-delà du Jourdain) ont déjà été carrément annexées dès 732 ; c’est pour cela qu’Isaïe dit : « Le Seigneur a couvert de honte le pays de Zabulon et le pays de Nephtali ». Et les mœurs n’étaient pas tendres : les colonnes de déportés se sont succédées sur les routes du Nord.
Eh bien, mes frères, dit Isaïe, bientôt, tout ceci ne sera plus que mauvais souvenir ; ces temps-là sont déjà anciens. « Dans les temps anciens, le Seigneur a couvert de honte le pays de Zabulon et le pays de Nephtali ; mais ensuite, il a couvert de gloire la route de la mer, le pays au-delà du Jourdain, et la Galilée, carrefour des païens. » « Le Seigneur a couvert de gloire », Isaïe parle au passé, déjà, parce que c’est pour ainsi dire acquis, c’est sûr, puisque cela repose sur la fidélité de Dieu.
Il y a là aussi une promesse de réunification pour les deux royaumes de Samarie et de Jérusalem car le royaume du Sud interprète le schisme comme une déchirure dans une robe qui aurait dû rester sans couture : il espère toujours une réunification, sous sa houlette, bien sûr. Voici donc la double promesse contenue dans cet oracle d’Isaïe : ce nouveau roi assurera à la fois la sécurité du royaume du Sud et la réunification des deux royaumes.
Vous avez du mal à y croire, continue Isaïe, mais auriez-vous oublié le jour de la victoire sur Madiane ? La fameuse victoire de Gédéon sur les Madianites était restée célèbre : en pleine nuit, une poignée d’hommes, armés seulement de lumières, de trompettes et surtout de leur foi en Dieu avait mis en déroute le camp des Madianites.
Ce que nous pourrions traduire pour aujourd’hui : ne crains pas, petit troupeau : c’est la nuit qu’il faut croire à la lumière. Quelles que soient les ténèbres qui recouvrent le monde et la vie des hommes, et aussi la vie de nos communautés, réveillons notre espérance : Dieu n’abandonne jamais son projet d’amour sur l’humanité.
PSAUME 95 (96)
1 Chantez au Seigneur un chant nouveau, chantez au Seigneur, terre entière,
2 chantez au Seigneur et bénissez son nom !
De jour en jour proclamez son salut,
3 racontez à tous les peuples sa gloire, à toutes les nations, ses merveilles !
4 Il est grand, le Seigneur, hautement loué, redoutable au-dessus de tous les dieux :
5 néant tous les dieux des nations !
Lui, le Seigneur, a fait les cieux :
6 devant lui, splendeur et majesté, dans son sanctuaire, puissance et beauté.
7 Rendez au Seigneur, familles des peuples, rendez au Seigneur la gloire et la puissance,
8 rendez au Seigneur la gloire de son nom.
Apportez votre offrande, entrez dans ses parvis,
9 adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté : tremblez devant lui, terre entière.
10 Allez dire aux nations : « Le Seigneur est roi ! » le monde, inébranlable, tient bon.
Il gouverne les peuples avec droiture.
11 Joie au ciel ! Exulte la terre ! Les masses de la mer mugissent,
12 la campagne tout entière est en fête.
Les arbres des forêts dansent de joie
13 devant la face du Seigneur, car il vient, car il vient pour juger la terre.
Il jugera le monde avec justice, et les peuples selon sa vérité !
COMMENTAIRE
C’est trop dommage de ne lire que quelques versets de ce merveilleux psaume 95 (96) ; nous l’avons donc transcrit en entier. Une espèce de frémissement, d’exaltation court sous tous ces versets. Pourquoi est-on tout vibrants ? Alors que, pourtant, on chante ce psaume dans le Temple de Jérusalem dans une période qui n’a rien d’exaltant ! Mais c’est la foi qui fait vibrer ce peuple, ou plutôt c’est l’espérance… qui est la joie de la foi… l’espérance qui permet d’affirmer avec certitude ce qu’on ne possède pas encore.
Car on est en pleine anticipation : le psaume nous transporte déjà à la fin du monde, en ce jour béni où tous les peuples sans exception reconnaîtront Dieu comme le seul Dieu. Le jour, où enfin l’humanité tout entière aura mis sa confiance en lui seul. Imaginons un peu cette scène que nous décrit le psaume : nous sommes à Jérusalem … et plus précisément dans le Temple ; tous les peuples, toutes les nations, toutes les races se pressent aux abords du Temple, l’esplanade grouille de monde, les marches du parvis du Temple sont noires de monde, la ville de Jérusalem n’y suffit pas… aussi loin que porte le regard, les foules affluent… il en vient de partout, il en vient du bout du monde. Et toute cette foule immense chante à pleine gorge, c’est une symphonie ; que chantent-ils ? « Dieu règne ! » C’ est une clameur immense, superbe, gigantesque… Une clameur qui ressemble à l’ovation qu’on faisait à chaque nouveau roi le jour de son sacre, mais cette fois, ce n’est pas le peuple d’Israël qui acclame un roi de la terre, c’est l’humanité tout entière qui acclame le roi du monde : « Il est grand, le Seigneur, hautement loué, redoutable » (toutes ces expressions sont empruntées au vocabulaire de cour »).
En fait, c’est beaucoup plus encore que l’humanité : la terre elle-même en tremble. Et voilà que les mers aussi entrent dans la symphonie : on dirait qu’elles mugissent. Et les campagnes entrent dans la fête, les arbres dansent. A-t-on déjà vu des arbres danser ? Et bien oui, ce jour-là ils dansent! Bien sûr, si on y réfléchit, c’est normal ! Les mers sont moins bêtes que les hommes ! Elles, elles savent qui les a faites, qui est leur créateur ! Elles mugissent pour Lui, elles l’acclament à leur manière. Les arbres des forêts, eux aussi, sont moins bêtes que les hommes : ils savent reconnaître leur créateur : parmi des tas d’idoles, de faux dieux, pas d’erreur possible, les arbres ne s’y laissent pas prendre.
Les hommes, eux, se sont laissé berner longtemps… Il suffit de se rappeler les prophéties d’Isaïe (et en particulier notre première lecture de ce vingt-neuvième dimanche) et l’insistance du prophète pour dire « Je suis le Seigneur, il n’y en a pas d’autre ; en-dehors de moi, il n’y a pas de Dieu ». Ce qui prouve que, du temps d’Isaïe, l’idolâtrie, sous une forme ou sous une autre n’était pas loin ! On entend ici cette même pointe contre l’idolâtrie « néant les dieux des nations ». Il est incroyable que les hommes aient mis si longtemps à reconnaître leur Créateur, leur Père… qu’il ait fallu leur redire cent fois cette évidence que le Seigneur est « redoutable au-dessus de tous les dieux » ; que « c’est LUI, le Seigneur, (sous-entendu « et personne d’autre » ) qui a fait les cieux ».
Mais cette fois c’est arrivé ! Et on vient à Jérusalem pour acclamer Dieu parce qu’enfin on a entendu la bonne nouvelle ; et si on a pu l’entendre c’est parce qu’elle était clamée à nos oreilles depuis des siècles ! Oui, « de jour en jour, Israël avait proclamé son salut »… de jour en jour Israël avait raconté l’œuvre de Dieu, ses merveilles, traduisez son œuvre incessante de libération… de jour en jour Israël avait témoigné que Dieu l’avait libéré de l’Egypte d’abord, puis de toutes les sortes d’esclavage : et le plus terrible des esclavages, c’est de se tromper de Dieu, c’est de mettre sa confiance dans de fausses valeurs, des faux dieux qui ne peuvent que décevoir, des idoles…
Israël a cette chance immense, cet honneur inouï, ce bonheur de savoir et d’être chargé de dire que le Seigneur notre Dieu, l’Eternel est le seul Dieu, est le Dieu UN ; comme le dit la profession de foi juive, le « shema Israël » : « Ecoute Israël, le Seigneur ton Dieu est le Seigneur UN ». C’est le mystère de la vocation d’Israël dont on n’a pas fini de s’émerveiller ; comme le dit le livre du Deutéronome : « A toi, il t’a été donné de voir, pour que tu saches que c’est le Seigneur qui est Dieu : il n’y en a pas d’autre que lui. » Mais le peuple choisi n’a jamais oublié que s’il lui a été donné de voir, c’est pour qu’il le fasse savoir.
Et alors, enfin, la bonne nouvelle a été entendue jusqu’ aux extrémités de la terre… et tous se pressent pour entrer dans la Maison de leur Père. Nous sommes là en pleine anticipation ! En attendant que ce rêve se réalise, le peuple d’Israël fait retentir ce psaume pour renouveler sa foi et son espérance, pour puiser la force de faire entendre la bonne nouvelle dont il est chargé.
Lettre de Saint Paul à Tite 2, 11 – 14
La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. C’est elle qui nous apprend à rejeter le péché et les passions d’ici bas, pour vivre dans le monde présent en hommes raisonnables, justes et religieux, et pour attendre le bonheur que nous espérons avoir quand se manifestera la gloire de Jésus Christ, notre grand Dieu et notre Sauveur. Car il s’est donné pour nous afin de nous racheter de toutes nos fautes, et de nous purifier pour faire de nous son peuple, un peuple ardent à faire le bien.
Commentaire
Les Crétois avaient très mauvaise réputation au temps de Paul. C’est un poète du pays, Épiménide de Cnossos, au 6e siècle av. J.C. qui les traitait de « Crétois, perpétuels menteurs, bêtes méchantes, panses malfaisantes. » Et Paul, en le citant, dit que « ce témoignage est vrai » ! C’est pourtant de ces Crétois pleins de défauts que Paul a essayé de faire des chrétiens. Apparemment, il a eu fort à faire.
C’est au cours de son troisième voyage missionnaire que Paul a abordé en Crète et entrepris, là comme ailleurs, son œuvre d’évangélisation. Puis il a laissé à Tite, resté sur place, la mission d’organiser la communauté chrétienne toute neuve. Cette lettre à Tite contient donc les conseils du fondateur de la communauté à celui qui en est désormais le responsable.
Pour des raisons de style, de vocabulaire et même de vraisemblance chronologique, beaucoup de ceux qui connaissent bien les épîtres pauliniennes pensent que cette lettre à Tite (comme les deux lettres à Timothée, d’ailleurs) a été écrite seulement à la fin du 1e7 siècle, c’est-à-dire 30 ans environ après la mort de Paul, mais dans la fidélité à sa pensée et pour appuyer son œuvre. Dans l’incapacité de trancher, nous continuerons à parler de Paul comme s’il était l’auteur, puisque c’est le contenu de la lettre qui nous intéresse. D’ailleurs, quelle que soit l’époque à laquelle cette lettre fut rédigée, il faut croire que les difficultés des Crétois persistaient !
À propos de contenu, cette lettre à Tite est particulièrement court : trois pages seulement et nous lisons ici la fin du chapitre 2 (le début du chapitre 3 est en outre proposé à Noël pour la Messe de l’Aurore et pour la Fête du Baptême du Seigneur, année C). Tout ce qui précède et ce qui suit cet ensemble, consiste en recommandations extrêmement concrètes à l’intention des membres de la communauté, vieux et jeunes, hommes et femmes, maîtres et esclaves. Les responsables ne sont pas oubliés et si Paul insiste sur l’irréprochabilité qu’on doit exiger d’eux, il faut croire que cela n’allait pas de soi ! « Il faut que l’épiscope soit irréprochable en sa qualité d’intendant de Dieu : ni arrogant, ni buveur, ni batailleur, ni avide de gains honteux. Il doit être hospitalier, ami du bien, pondéré, juste, saint, maître de soi, fermement attaché à la Parole… » Une telle avalanche de conseils donne une idée des progrès qui restaient à faire : en général, un bon pédagogue ne se hasarde pas à donner des conseils superflus..
Ce qui est très intéressant pour nous, c’est l’articulation entre toutes ces recommandations d’ordre moral et le passage qui nous intéresse aujourd’hui, lequel est au contraire un exposé théologique sur le mystère de la foi. Mais justement, pour Paul, l’un découle de l’autre ; c’est notre baptême qui fait de nous des hommes nouveaux. Paul vient de donner toute sa série de conseils et il les justifie par la seule raison que « la grâce de Dieu s’est manifestée », comme il dit. D’ailleurs, pour qui a la curiosité d’aller vérifier dans sa Bible, on s’aperçoit que la lecture du missel omet un mot très important.
Dans la Bible, notre texte commence en réalité par le mot « car ». Ce qui donne : (Comportez-vous bien) « car la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. » Cela veut dire que la morale chrétienne s’enracine dans l’événement qui est la charnière de l’histoire du monde : la naissance du Christ.
Quand Paul dit « la grâce de Dieu s’est manifestée », il faut traduire « Dieu s’est fait homme. » A cause de cela, c’est notre manière d’être hommes qui est transformée : « par le bain du baptême, il nous a fait renaître et nous a renouvelés dans l’Esprit Saint » (3, 5).
Désormais la face du monde est changée, et donc aussi notre comportement. Encore faut-il nous prêter à cette transformation. Et le monde attend de nous ce témoignage. Il ne s’agit pas de
mérites à acquérir (« Il l’a fait dans sa miséricorde, et non pas à cause d’actes méritoires que nous aurions accomplis par nous¬ mêmes »), mais de témoignage à porter. Le mystère de l’Incarnation va jusque-là. Dieu veut le salut de toute l’humanité, pas seulement le nôtre ! « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. » Mais il a besoin de nous pour cela.
C’est donc la transformation de l’humanité tout entière qui est au programme, si l’on peut dire, car le projet de Dieu, prévu de toute éternité, c’est de nous réunir tous autour de Jésus-Christ, serrés jusqu’à ne faire qu’un avec lui. Réunir, c’est-à-dire surmonter nos divisions, nos rivalités, nos haines, pour faire de nous un seul homme ! Il y a encore du chemin à faire, c’est vrai ; tellement de chemin que les incroyants disent que c’est une utopie. Mais les croyants affirment que puisque c’est une promesse de Dieu, c’est une certitude ! Paul dit bien : « nous attendons le bonheur que nous espérons avoir quand se manifestera la gloire de Jésus-Christ, notre grand Dieu et notre Sauveur. » « Nous attendons », cela veut dire « c’est certain, tôt ou tard, cela viendra. »
Au passage, nous reconnaissons là une phrase que le prêtre prononce à chaque Eucharistie, après le Notre Père : « nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de Jésus-Christ notre Sauveur. » Comme bien souvent, ce et signifie c’est-à-dire. Il faut entendre : « nous espérons le bonheur que tu promets qui est l’avènement de Jésus-Christ notre Sauveur. » Ce n’est pas une manière de nous voiler la face sur les lenteurs de cette transformation du monde, c’est un acte de foi : nous osons affirmer que l’amour du Christ aura le dernier mot.
Cette certitude, cette attente sont le moteur de toute liturgie au cours de la célébration, les chrétiens ne sont pas des gens tournés vers le passé mais ils sont déjà un seul homme debout tourné vers l’avenir. Quand viendra la fin du monde, le journaliste de service écrira : « et ils se levèrent comme un seul homme. Et cet homme avait pour nom Jésus-Christ. »
Évangile selon Saint Luc 2, 1 – 14
En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre. – Ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie.- Et chacun allait se faire inscrire dans sa ville d’origine. Joseph, lui aussi, quitta la ville de Nazareth en Galilée, pour monter en Judée, à la ville de David appelée Bethléem, car il était de la maison et de la descendance de David. Il venait se faire inscrire avec Marie, son épouse, qui était enceinte. Or, pendant qu’ils étaient là, arrivèrent les jours où elle devait enfanter. Et elle mit au monde son fils premier-né; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune.
Dans les environs se trouvaient des bergers qui passaient la nuit dans les champs pour garder leurs troupeaux. L’Ange du Seigneur s’approcha, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d’une grande crainte, mais l’Ange leur dit : « Ne craignez pas, car voici que je viens vous annoncer une bonne nouvelle, une grande joie pour tout le peuple : aujourd’hui vous est né un Sauveur, dans la ville de David. Il est le Messie, le Seigneur. Et voilà le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. »
Et soudain, il y eut avec l’Ange une troupe céleste innombrable qui louait Dieu en disant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu’il aime. »
Commentaire
Lorsque le prophète Isaïe annonçait des temps meilleurs au roi Achaz, grâce à la naissance d’un futur roi, il lui disait : « voilà ce que fait l’amour invincible du Seigneur de l’univers » (Is 9, 6). Cette phrase résonne en filigrane de tout l’évangile de Luc sur la naissance de Jésus.
Car la nuit de Bethléem résonne d’une merveilleuse annonce « Paix aux hommes que Dieu aime. » Encore faut-il ne pas l’entendre de travers : le texte ne signifie pas qu’il y a ceux que Dieu aime et les autres ! Il faut évidemment traduire : Paix aux hommes parce que Dieu les aime. Tout le projet de Dieu est dit là,
une fois de plus : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique » (Jn 3,16). Alors, bien sûr, nous n’avons rien à craindre : « ne craignez pas », disent les anges aux bergers. Que peut-on craindre d’un tout petit ? Et si Dieu, tout simplement, avait imaginé de naître sous les traits d’un nourrisson pour que nous quittions à tout jamais nos craintes spontanées à son égard ?…
Comme Isaïe, l’Ange annonce la naissance d’un roi : « aujourd’hui vous est né un Sauveur, dans la ville de David. Il est le Messie, le Seigneur. » Autrement dit, celui que tout le peuple attendait depuis des siècles, est enfin né. Car tout le monde avait en tête la prophétie de Nathan au roi David (2 S 7, voir au 4e dimanche de l’Avent, supra p. 54) : « le Seigneur te fait savoir qu’il te fera lui-même une maison. Quand ta vie sera achevée et que tu reposeras auprès de tes pères, je te donnerai un successeur dans ta descendance, qui sera né de toi, et je rendrai stable sa royauté. » D’où l’importance des précisions données par Luc sur les origines du père de l’enfant : « Joseph, lui aussi, quitta la ville de Nazareth en Galilée, pour monter en Judée, à la ville de David appelée Bethléem, car il était de la maison et de la descendance de David. » On savait aussi, à cause de la prophétie de Michée, que le Messie naîtrait à Bethléem : « et toi, Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël… Il se tiendra debout et fera paître son troupeau, par la puissance du Seigneur, par la majesté du Nom du Seigneur son Dieu… Lui-même il sera la paix » (Mi 5, 1… 4).
C’est donc bien une « bonne, une grande nouvelle » qu’annoncent les anges aux bergers, et l’on comprend que les armées célestes chantent la gloire de Dieu. Mais le plus surprenant, ici, est le contraste entre la grandeur du destin promis au Messie et la petitesse de cet enfant né dans les circonstances les plus modestes. Pour l’instant, « la force divine du bras de Dieu » qui libère son peuple, et dont parle Isaïe, repose dans deux petites mains d’enfant dans une famille pauvre, parmi tant d’autres ! Et c’est bien cela le plus étrange, peut-être : il n’y a rien de remarquable dans la pauvreté tout à fait ordinaire de la crèche ; mais justement, le signe de Dieu est là : c’est dans la banalité quotidienne, voire la pauvreté, que nous le rencontrons.
C’est précisément cela le mystère de l’Incarnation. Celui que la lettre aux Hébreux appelle « l’héritier de toutes choses » naît parmi les pauvres ; celui que saint Jean appelle « la lumière du monde » est né dans la pénombre d’une étable ; celui qui est la parole de Dieu créant le monde a dû être mis au monde comme toute créature et devra, comme tout un chacun, apprendre à parler. Pas étonnant que « les siens ne l’aient pas reconnu » ! Pas étonnant non plus que ce soient les pauvres et les petits qui aient le plus volontiers accueilli son message. Le « Miséricordieux », celui qui est attiré par toute pauvreté a tant pitié de la nôtre qu’en nous invitant à nous pencher sur ce berceau, il nous indique le meilleur moyen de lui ressembler. Ainsi nous est donné le pouvoir de « devenir enfants de Dieu. »